Le 20 juillet 1939, à Chicago, Illinois, naissait Judith Sylvia Cohen, mieux connue sous le nom de Judy Chicago, une artiste qui allait révolutionner le monde de l’art par son engagement féministe. À travers ses installations monumentales, ses peintures provocantes et son enseignement novateur, Chicago a consacré sa carrière à mettre en lumière les contributions des femmes à l’histoire et à défier les structures patriarcales du monde de l’art.
Les débuts d’une artiste engagée
Judy Chicago grandit dans une famille juive progressiste, qui encourage sa créativité et sa conscience sociale. Son père, un homme de gauche et ancien syndicaliste, lui transmet ses valeurs d’égalité et de justice. Dès son plus jeune âge, Chicago montre un talent pour le dessin et s’inscrit à des cours à l’Art Institute of Chicago.
Après des études à l’UCLA, où elle obtient un master en 1964, Chicago commence à développer son langage artistique unique. Ses premières œuvres, des peintures abstraites aux couleurs vives, explorent déjà des thèmes féminins comme la sexualité et la morphologie féminine. En 1970, elle change officiellement son nom en Judy Chicago, un geste symbolique pour se libérer du patronyme de son père et affirmer son identité d’artiste indépendante.
« The Dinner Party » : un chef-d’œuvre féministe
Mais c’est avec « The Dinner Party », créée entre 1974 et 1979, que Judy Chicago passe à la postérité. Cette installation monumentale prend la forme d’une table triangulaire de près de 15 mètres de côté, dressée pour 39 convives. Chaque place est dédiée à une femme importante de l’histoire, de la préhistoire à la révolution américaine, représentée par un set de table unique comprenant un chemin de table brodé, un calice et une assiette en porcelaine peinte à son effigie, souvent sous forme de vulve stylisée.
L’œuvre, fruit de la collaboration de dizaines d’artisanes et d’artistes, vise à créer une « contre-histoire » de la civilisation occidentale, en mettant à l’honneur ces femmes que les livres ont souvent oubliées. Les noms de 999 autres femmes sont inscrits sur le sol en carrelage qui supporte la table, formant le « plancher du patrimoine ». Un travail de recherche colossal, une exécution virtuose, un message puissant : « The Dinner Party » a tout d’un chef-d’œuvre.
Pourtant, à sa première exposition en 1979, l’œuvre provoque un scandale. Certains crient à l’obscénité, d’autres dénoncent son « essentialisme » qui réduirait les femmes à leur anatomie. Chicago, habituée à la controverse, ne se laisse pas démonter. Pour elle, représenter le sexe féminin est un acte politique, une manière de se réapproprier un corps trop longtemps objet du regard et du désir masculins.
Une pédagogue de l’art féministe
En parallèle de sa pratique artistique, Judy Chicago s’engage dans l’enseignement pour transmettre ses idées féministes à une nouvelle génération. En 1970, elle fonde le premier programme d’art féministe aux États-Unis à Fresno State College. L’année suivante, avec Miriam Schapiro, elle lance Womanhouse, un projet collectif où des étudiantes transforment une maison abandonnée en œuvre d’art totale explorant la condition féminine.
Chicago développe une pédagogie novatrice, basée sur le partage d’expérience, la collaboration et l’exploration de sujets tabous comme les menstruations ou l’accouchement. Son influence sera décisive sur des artistes comme Suzanne Lacy, Faith Wilding ou Nancy Youdelman. En 1974, elle co-fonde avec Arlene Raven et Sheila Levrant de Bretteville le Woman’s Building à Los Angeles, un centre dédié à la création féminine.
De « Birth Project » à « The Holocaust Project » : un art engagé
Après « The Dinner Party », Judy Chicago continue à créer des œuvres ambitieuses qui allient esthétique et politique. De 1980 à 1985, elle travaille sur « Birth Project », une série de tissages et de broderies qui célèbrent l’expérience de la naissance, trop souvent absente de l’histoire de l’art. De 1985 à 1993, avec son mari, le photographe Donald Woodman, elle réalise « The Holocaust Project: From Darkness into Light », un ensemble de tableaux, vitraux et tapisseries explorant les thèmes de la souffrance, du racisme et du génocide.
Dans les années 2000, Chicago aborde le thème de la mort et de l’extinction dans des séries comme « Kitty City », qui rend hommage à ses chats disparus, ou « The End: A Meditation on Death and Extinction », qui réfléchit à la disparition des espèces et aux ravages du changement climatique. Son art, toujours ancré dans son féminisme, prend une dimension plus universelle et existentielle.
Un héritage durable
Aujourd’hui âgée de 84 ans, Judy Chicago reste une figure incontournable de l’art féministe. Son œuvre protéiforme, qui embrasse peinture, sculpture, performance et arts textiles, a ouvert la voie à des générations d’artistes. « The Dinner Party », acquise par le Brooklyn Museum en 2002, est devenue une icône, attirant des milliers de visiteurs chaque année.
Mais l’héritage de Chicago ne se limite pas aux musées. Sa pédagogie révolutionnaire a essaimé dans de nombreuses écoles d’art, encourageant les étudiant-es à puiser dans leur vécu pour créer. Ses écrits théoriques, de « Through the Flower » (1975) à « Institutional Time » (2014), offrent une réflexion essentielle sur la place des femmes dans l’art et la société. Et son engagement sans faille pour l’égalité et la justice continue d’inspirer les militant-es féministes.
Alors, en ce 20 juillet, rendons hommage à Judy Chicago, cette artiste visionnaire qui a osé bousculer les codes de l’art pour y inscrire l’expérience féminine dans toute sa diversité et sa puissance. Comme elle l’écrivait dans sa préface à « The Dinner Party » : « Que ce repas nourrisse nos rêves d’un futur illuminé de rayons multicolores, d’un futur où les femmes pourront s’élever et s’épanouir, dans toute la splendeur de leurs différences. […] Que la conversation commence. » Et qu’elle se poursuive, ajouterions-nous, pour que l’art et le féminisme continuent, ensemble, de changer le monde.
Les grandes dates de Judy Chicago
- 20 juillet 1939 : Naissance à Chicago, Illinois
- 1962 : Obtention d’un BFA à l’UCLA
- 1964 : Obtention d’un MFA à l’UCLA
- 1970 : Fonde le premier programme d’art féministe à Fresno State College
- 1971 : Projet Womanhouse avec Miriam Schapiro
- 1974 : Co-fonde le Woman’s Building à Los Angeles
- 1974-1979 : Création de « The Dinner Party »
- 1980-1985 : « Birth Project »
- 1985-1993 : « The Holocaust Project » avec Donald Woodman
- 2002 : « The Dinner Party » entre dans la collection du Brooklyn Museum
- 2005 : Publication de « Kitty City »
- 2014 : Publication de « Institutional Time »
- 2019 : Rétrospective « Judy Chicago: A Reckoning » à l’ICA Miami