Le 17 juillet 1898, à Springfield dans l’Ohio, naissait Berenice Abbott, une femme qui allait révolutionner la photographie documentaire et devenir l’une des chroniqueuses les plus importantes de New York au XXe siècle. Armée de son appareil photo, Abbott a capturé avec un œil unique la transformation frénétique de la ville dans les années 1930, laissant un témoignage visuel inestimable de cette époque charnière.
De l’Ohio à Paris, l’éveil d’une vocation
Rien ne prédestinait Berenice Abbott à devenir photographe. Née dans une famille de la classe moyenne, elle étudie d’abord le journalisme à l’Université de l’Ohio avant de partir pour New York en 1918 pour tenter sa chance comme sculptrice. Mais c’est à Paris qu’elle va trouver sa voie, lorsqu’elle devient l’assistante du célèbre photographe surréaliste Man Ray en 1923.
Dans le bouillonnement artistique du Paris des années 1920, Abbott côtoie l’avant-garde, photographie les plus grands noms de la littérature et de l’art, de James Joyce à Jean Cocteau. Elle ouvre son propre studio en 1926 et se fait un nom comme portraitiste. Mais une rencontre va changer le cours de sa vie : celle avec Eugène Atget, un photographe français qui a passé sa vie à documenter le Paris du tournant du siècle.
Fascinée par le travail d’Atget, Abbott se donne pour mission de préserver et promouvoir son œuvre après sa mort en 1927. Elle acquiert une grande partie de ses négatifs et les ramène avec elle lorsqu’elle retourne à New York en 1929. Sans le savoir, elle rapporte aussi l’inspiration qui va guider son propre travail : l’idée d’une photographie comme témoignage urbain, comme mémoire d’une ville en perpétuelle mutation.
New York, New York : chronique d’une métamorphose
De retour à New York en pleine crise économique, Abbott est frappée par les changements qui transforment la ville. Les gratte-ciels poussent comme des champignons, les quartiers populaires sont rasés pour laisser place à de nouvelles avenues, la misère côtoie l’opulence. Armée de sa chambre photographique grand format, elle entreprend de documenter cette métamorphose, rue par rue, immeuble par immeuble.
Pendant près de six ans, Abbott arpente la ville, escaladant des immeubles pour trouver le meilleur point de vue, bravant parfois le danger. Son projet, intitulé « Changing New York », est un défi technique et logistique. Mais il est aussi une course contre la montre pour fixer sur pellicule un New York en voie de disparition, celui des petits métiers, des enseignes Art déco, des contrastes sociaux criants.
En 1935, le projet d’Abbott reçoit le soutien du Federal Art Project, un programme gouvernemental qui finance les artistes pendant la Grande Dépression. Cela lui permet d’intensifier son travail et d’engager des assistants. En 1939, ‘Changing New York’ est publié, un livre qui fait date dans l’histoire de la photographie. Sur plus de 300 images, Abbott dresse le portrait kaléidoscopique d’une ville prise entre passé et modernité, où l’acier et le béton recouvrent peu à peu la brique et la pierre.
Science et pédagogie, l’autre passion d’Abbott
Mais l’œuvre de Berenice Abbott ne se limite pas à New York. Passionnée de science, elle se lance dans les années 1940 dans un vaste projet de photographie scientifique. En collaboration avec des physiciens du MIT, elle crée des images qui illustrent des principes comme les ondes, la mécanique ou l’optique. Ses photos, d’une beauté saisissante, sont publiées dans des manuels scolaires et exposées au Smithsonian Institute.
Car Abbott est aussi une infatigable pédagogue. Convaincue du potentiel éducatif de la photographie, elle donne des cours, écrit des articles, milite pour que son médium soit reconnu comme un art à part entière. En 1954, elle cofonde la ‘House of Photography’, une école et un laboratoire dédiés à l’enseignement et à l’expérimentation photographique.
Tout au long de sa vie, Berenice Abbott n’a cessé d’explorer de nouveaux territoires, de repousser les limites de son art. Lorsqu’elle s’éteint en 1991 à l’âge de 93 ans, elle laisse derrière elle une œuvre protéiforme, qui embrasse l’urbanisme comme la science, le documentaire comme l’abstraction. Mais c’est surtout son regard unique sur New York qui reste gravé dans les mémoires, ce regard à la fois tendre et sans concession, qui a su capter l’âme d’une ville en pleine renaissance.
L’héritage d’Abbott, entre art et document
Aujourd’hui, les photographies de Berenice Abbott sont conservées dans les plus grands musées du monde, du MoMA de New York au Centre Pompidou à Paris. Elles sont étudiées par les historiens, admirées par les amateurs d’art, reproduites dans d’innombrables livres et expositions. Mais au-delà de leur valeur esthétique, elles ont aussi une valeur documentaire inestimable.
Car en fixant sur pellicule le New York des années 1930, Abbott nous a laissé bien plus que de belles images. Elle nous a transmis une mémoire, celle d’une ville qui se transforme à une vitesse folle, qui détruit et reconstruit sans cesse. Ses photos sont autant de fenêtres ouvertes sur un passé révolu, autant de témoignages d’une époque où tout semblait possible, même au cœur de la crise.
En ce sens, l’œuvre d’Abbott est profondément actuelle. À l’heure où nos villes continuent de muter sous nos yeux, où la course à la modernité menace parfois notre patrimoine, ses images nous rappellent l’importance de préserver une trace, une mémoire urbaine. Elles nous invitent à poser sur nos cités un regard à la fois lucide et empathique, à l’image de celui que Berenice Abbott a posé sur New York tout au long de sa vie.
Alors en ce 17 juillet, date anniversaire de sa naissance, prenons un instant pour célébrer cette photographe d’exception. Plongeons-nous dans ses images, laissons-nous imprégner par leur force évocatrice. Et surtout, essayons de regarder nos propres villes avec ses yeux, ces yeux qui savaient si bien capter l’âme des lieux et des gens. Car c’est peut-être là le plus bel héritage de Berenice Abbott : nous avoir appris à voir, tout simplement.
Les dates clés de la vie de Berenice Abbott
- 17 juillet 1898 : Naissance à Springfield, Ohio
- 1918 : Déménagement à New York pour étudier la sculpture
- 1921 : Départ pour Paris, études à l’Académie de la Grande Chaumière
- 1923 : Devient l’assistante du photographe Man Ray
- 1926 : Ouvre son propre studio de portrait à Paris
- 1927 : Rencontre Eugène Atget, begin à collectionner son œuvre
- 1929 : Retour à New York, début du projet « Changing New York »
- 1935 : « Changing New York » reçoit le soutien du Federal Art Project
- 1939 : Publication du livre « Changing New York »
- Années 1940 : Se lance dans la photographie scientifique
- 1954 : Cofonde la « House of Photography » pour l’enseignement
- 9 décembre 1991 : Décès à Monson, Maine