Congé menstruel : un débat complexe entre avancée sociale et risque de discrimination

Sujet émergent dans le débat public français, le congé menstruel divise autant qu’il interroge. Déjà en vigueur dans plusieurs pays comme le Japon, l’Indonésie ou l’Espagne, ce dispositif permettant aux femmes souffrant de règles douloureuses de s’absenter du travail quelques jours par mois peine encore à s’imposer en France. Si un sondage Ifop révélait en 2021 que 68% des Françaises y étaient favorables, les initiatives restent pour l’heure isolées et peinent à être reprises dans la loi, comme l’a montré le rejet par le Sénat en février 2024 d’une proposition visant à instaurer un « arrêt menstruel » d’un à deux jours par mois.

Plusieurs entreprises et collectivités locales ont néanmoins décidé de sauter le pas ces derniers mois. C’est le cas de la coopérative montpelliéraine La Collective, qui revendique être la première entreprise française à avoir accordé un jour de congé menstruel par mois à ses salariées, ou encore du département de Seine-Saint-Denis. Certaines universités comme Bordeaux ou Angers ont également mis en place un « congé » menstruel pour leurs étudiantes, sur simple demande et sans justificatif médical. Des initiatives encore marginales mais qui témoignent d’une préoccupation croissante pour ce sujet de santé et de bien-être au travail longtemps resté tabou.

Car c’est bien la difficulté à aborder frontalement la question des menstruations qui explique en partie les réticences. Dans une société où les règles restent un sujet honteux, voire dégoûtant, évoquer un congé spécifique est loin d’aller de soi. Beaucoup de femmes redoutent ainsi d’être stigmatisées si elles demandaient à en bénéficier, préférant souffrir en silence plutôt que de passer pour des « assistées ». Le faible recours observé dans des pays comme l’Indonésie, où seules 30% des salariées utilisent leur droit au congé menstruel, en dit long sur le poids des tabous.

Mais au-delà des freins culturels, c’est aussi la crainte de possibles effets pervers qui alimente le débat. Nombre de féministes redoutent qu’un congé menstruel n’aggrave les discriminations à l’embauche envers les femmes, déjà pénalisées par la maternité. Présenter les femmes comme des travailleuses « à risque » car susceptibles de s’absenter régulièrement raviverait les vieux clichés sexistes les dépeignant comme fragiles et peu fiables. Un écueil pointé tant par les associations féministes que par certaines femmes politiques de gauche, qui craignent que cette mesure en apparence progressiste ne desserve in fine la cause de l’égalité.

Pour ses partisans en revanche, le congé menstruel est au contraire un levier d’égalité en ce qu’il permet une meilleure prise en compte d’une réalité physiologique impactant la santé d’une partie de la population. Loin d’être un caprice ou une lubie, les douleurs menstruelles sont une vraie souffrance pour de nombreuses femmes, conduisant parfois à des arrêts maladie faute de dispositif adapté. Proposer un congé spécifique serait une façon de reconnaître cette situation sans l’invisibiliser ni la stigmatiser, en permettant aux femmes concernées d’aménager ponctuellement leur travail sans culpabilité ni perte de salaire.

Reste à trouver le bon équilibre entre ces deux écueils – stigmatisation d’un côté, banalisation de l’autre. Pour la journaliste et autrice Élise Thiébaut, une mesure inspirée d’un dispositif en vigueur dans les douanes françaises pendant la Première Guerre mondiale pourrait être une piste intéressante : donner à tous les salariés, hommes et femmes, la possibilité de prendre un jour de congé par mois pour raison de santé, quelle qu’elle soit. De quoi éviter de singulariser les femmes tout en répondant à un besoin réel.

De son côté, la gynécologue Brigitte Letombe insiste sur la nécessité d’un accompagnement médical en parallèle, rappelant qu’avoir mal pendant ses règles n’est pas une fatalité et peut cacher des pathologies comme l’endométriose. Plutôt que d’inciter systématiquement les femmes à rester chez elles, il faut les encourager à consulter pour identifier l’origine de ces douleurs invalidantes et les traiter de manière adaptée.

Le débat est donc loin d’être tranché, et les initiatives récentes en faveur du congé menstruel ne font sans doute qu’ouvrir un nouveau chapitre de la réflexion sur l’égalité au travail. L’enjeu est désormais de penser un dispositif qui offrirait une vraie solution aux femmes souffrant de règles douloureuses, sans pour autant les renvoyer à une supposée « nature » handicapante. Un défi complexe mais nécessaire pour construire une société du travail plus juste et inclusive.