Le 15 juillet 1899, Estelle Ishigo voit le jour à Oakland, en Californie. Rien ne la prédestinait à devenir l’une des chroniqueuses les plus importantes de l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire américaine : l’internement des Japonais-Américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, par amour et par conviction, cette artiste d’origine européenne choisira de partager le sort des 120 000 hommes, femmes et enfants d’ascendance japonaise injustement emprisonnés dans des camps. De cette expérience naîtra une œuvre poignante, témoignage précieux d’une tragédie trop souvent oubliée.
De la bohème californienne aux camps du Wyoming
Fille d’une chanteuse de concert et d’un peintre paysagiste, Estelle grandit dans un milieu artistique et bohème. Très tôt, elle montre des dispositions pour le dessin et la musique. Mais son enfance est marquée par l’absence de ses parents et les abus de ses tuteurs. Adolescente, elle fugue et s’inscrit à l’Otis Art Institute de Los Angeles. C’est là qu’elle rencontre Arthur Ishigo, un Américain d’origine japonaise qui rêve de devenir acteur. Bravant les lois anti-métissage de l’époque, ils se marient en 1928 à Tijuana, au Mexique.
Le couple vit heureux au sein de la communauté nippo-américaine de Los Angeles, jusqu’à ce que l’attaque de Pearl Harbor vienne tout bouleverser. Le décret présidentiel 9066 ordonne l’internement de tous les Japonais-Américains de la côte Ouest, citoyens ou non. Arthur est envoyé au camp de Pomona, puis à celui de Heart Mountain, dans le Wyoming. Estelle, qui n’est pas d’origine japonaise, a le choix : rester libre ou suivre son mari. Par amour et solidarité, elle décide de partager son sort, sans statut ni privilège particulier.
Heart Mountain, chronique dessinée d’un monde derrière les barbelés
De mai 1942 à novembre 1945, Estelle vit donc à Heart Mountain, l’un des dix camps de concentration où sont parqués les Japonais-Américains. Dans cet univers fait de baraques précaires, cernées de miradors et de barbelés, soumis aux rigueurs du climat, elle observe et dessine inlassablement. Ses croquis au crayon, ses aquarelles, saisissent le quotidien des internés, leurs visages, leurs émotions. Elle croque les enfants qui jouent malgré tout, les adultes qui tentent de préserver leur dignité, les paysages désolés balayés par le vent.
Estelle s’intègre à la vie du camp, rejoint l’orchestre de mandolines, la troupe de théâtre. Pour la première fois de sa vie, cette femme blanche se sent acceptée, faisant sienne l’identité et la culture nippo-américaines. « Aussi étrange que cela puisse paraître, dans cet endroit désespéré et solitaire, je me suis sentie acceptée pour la première fois de ma vie », écrira-t-elle plus tard. Son art devient une forme de résistance, un moyen de préserver la mémoire de cette communauté injustement persécutée.
Lone Heart Mountain, mémoires illustrées de l’internement
Lorsque les camps ferment enfin, fin 1945, les Ishigo n’ont plus rien. Comme tant d’autres, ils reprennent une vie précaire, dans des camps de mobile-homes insalubres aux abords de Los Angeles. Arthur, brisé par l’expérience de l’internement, multiplie les petits boulots. Le couple vit dans la pauvreté, peinant à obtenir les maigres compensations promises par l’État pour les biens perdus. En 1957, Arthur meurt d’un cancer, à 55 ans.
Estelle continue à dessiner, puisant dans son art un réconfort. En 1972, avec l’aide de la communauté japonaise-américaine, elle publie Lone Heart Mountain, un livre qui mêle ses souvenirs écrits aux dessins réalisés pendant sa captivité. Puissante évocation de la vie derrière les barbelés, l’ouvrage ravive la mémoire d’un épisode que l’Amérique préfèrerait oublier. « Emprisonnés au pied de la montagne, imposante dans son silence au-dessus du désert stérile, nous cherchions sur son visage décharné le mystère de notre destin », écrit Estelle.
L’héritage d’Estelle Ishigo, artiste et témoin
En 1983, des documentaristes retrouvent Estelle dans un appartement miteux de Los Angeles. Amputée des deux jambes, elle survit avec 5 dollars par semaine. Son histoire et son œuvre suscitent alors un regain d’intérêt. En 1990, le film Days of Waiting retrace son parcours singulier, remportant l’Oscar du meilleur court documentaire. Estelle s’éteint peu après, à l’âge de 90 ans.
Aujourd’hui, les dessins et peintures d’Estelle Ishigo sont conservés dans les collections de plusieurs musées, dont le Japanese American National Museum de Los Angeles. Son livre, Lone Heart Mountain, reste un témoignage précieux sur une période tragique. Mais au-delà de leur valeur historique, ses œuvres touchent par leur humanité, leur empathie pour un peuple bafoué et résilient.
Par son art et son engagement, Estelle Ishigo a éclairé l’une des pages les plus sombres de l’histoire américaine. Son regard unique, à la fois extérieur et intime, rappelle la folie et l’injustice dont sont capables les sociétés humaines. En ce 15 juillet, honorons la mémoire de cette artiste et témoin, qui a su capter l’âme de toute une communauté derrière les barbelés. Puissent ses dessins continuer à nous interpeller, pour que jamais ne se reproduise ce qu’elle nommait « la montagne de la honte et de la solitude ».
Chronologie d’une vie et d’une œuvre
- 15 juillet 1899 : Naissance d’Estelle Peck à Oakland, Californie
- 1928 : Mariage avec Arthur Ishigo à Tijuana, Mexique
- Mai 1942 : Estelle choisit d’être internée avec son mari à Heart Mountain, Wyoming
- 1942-1945 : Réalisation de centaines de dessins et peintures dans le camp
- Novembre 1945 : Libération des camps, retour difficile à la vie civile
- 1957 : Décès d’Arthur Ishigo
- 1972 : Publication de Lone Heart Mountain
- 1990 : Sortie du documentaire Days of Waiting sur la vie d’Estelle
- 25 février 1990 : Décès d’Estelle Ishigo à Los Angeles
- 2018 : Exposition Estelle Ishigo au Heart Mountain Interpretive Center