Imaginons un instant que les nombreuses mesures prises ces dernières années en faveur de l’égalité salariale portent enfin leurs fruits. Que les écarts de rémunération entre femmes et hommes se résorbent, jusqu’à s’inverser. Que diraient alors les hommes si leurs compagnes, collègues, dirigeantes se mettaient à gagner plus qu’eux ? Seraient-ils prêts à vivre cette situation ou au contraire la vivraient-ils comme une menace pour leur virilité ? Nous sommes allés poser la question aux principaux intéressés.
Premier constat : dans les discours, l’égalité salariale semble désormais faire consensus. « Il est tout à fait normal qu’à diplôme, expérience et poste équivalents, hommes et femmes soient payés pareil », entend-on en boucle. Une évidence en 2024 ? Pas si sûr. Car dans les faits, beaucoup reconnaissent que les différences de salaire restent monnaie courante, surtout dans les grandes entreprises. Sans que cela ne semble choquer grand monde. Pire, certains y trouvent même des justifications. « C’était parce que le mec s’était mieux vendu que la nana », argue un trentenaire parisien. Quand un agriculteur du Gers estime que dans le BTP, il est normal de payer davantage les hommes car « leur force physique leur permet d’accomplir plus de travail ». Des propos d’un autre âge qui montrent que le chemin est encore long…
Mais que se passerait-il si la tendance s’inversait et que les femmes se mettaient à gagner plus que leurs compagnons ? Là encore, dans les paroles, la plupart se montrent ouverts. « Ça ne me dérangerait pas de devenir homme au foyer », plaisante Sébastien avant de préciser : « Plus sérieusement, je suis avec ma copine depuis longtemps, je ne fais pas de différence entre ses sous et les miens. C’est notre argent ». Un discours partagé par Sidy, expatrié à Abidjan : pendant plusieurs années, c’est sa compagne Noémie qui a subvenu à leurs besoins quand ils vivaient au Cambodge. « Ça me faisait chier de gagner moins, mais pas qu’elle gagne plus », résume-t-il. Même son de cloche chez Pierre, startup-eur dont la compagne gagne 5000 euros de plus par an : « La vie ne tourne pas autour de l’argent, on divise les frais en deux et chacun gère son budget ».
Pourtant, à gratter un peu, on sent que pour beaucoup, un homme qui gagne moins reste associé à une forme d’échec. « À notre époque on classe les winners et les losers vis-à-vis de l’argent, c’est notre unité de valeur », reconnaît Germain, Niçois dont l’ex-compagne médecin gagnait trois fois plus que lui. Une pression qu’a aussi ressentie Matthieu, entrepreneur en galère pendant que sa compagne Fanny décollait comme cadre. « Je voyais bien que je n’étais plus capable de lui faire plaisir comme avant, et elle ne s’est pas privée de me le faire ressentir », regrette-t-il. Pour lui, Fanny a reçu une « éducation traditionnelle » où l’homme doit assurer le train de vie du foyer. Un schéma encore très prégnant et pas seulement chez les femmes…
Car si les nouvelles générations de couples hétéros semblent plus enclines à renverser les rôles traditionnels, dans les faits, peu sont ceux où Madame gagne plus que Monsieur. Et quand c’est le cas, les réactions en disent long sur le chemin qu’il reste à parcourir. « Certaines connaissances m’ont déjà dit qu’ils n’auraient pas suivi leurs nanas », rapporte Sidy. À l’inverse, « des femmes m’ont félicité d’avoir fait ce choix », s’amuse-t-il. Comme si le fait de « suivre » sa compagne était un immense sacrifice pour un homme. Ou qu’une femme qui réussit mieux que son jules relevait de l’exploit…
C’est bien là que le bât blesse. Malgré les belles paroles, l’idée qu’un « vrai mec » doive gagner plus que sa compagne reste solidement ancrée, y compris chez certaines femmes. Les économistes ont même un nom pour ça : le « doing gender ». En gros, plus une femme gagne par rapport à son conjoint, plus elle va s’investir dans les tâches ménagères. Une manière de « s’excuser » de le supplanter financièrement en endossant le rôle traditionnel de la femme au foyer. Bel exemple d’intériorisation des stéréotypes de genre…
Alors non, les hommes ne sont pas encore tout à fait prêts à voir les femmes gagner plus qu’eux. Trop habitués à dominer, beaucoup vivraient cela comme une atteinte à leur virilité, voire comme un affront. Il suffit de voir la façon dont certains parlent des ambitions professionnelles de leur compagne. « Elle a clairement plus d’ambition que moi », sourit Mohamed, dont la copine cumule deux jobs. « C’est une chose que j’apprécie chez elle… même si j’espère bien un jour gagner assez pour la combler », s’empresse-t-il d’ajouter. Comme si le fait d’admirer la réussite de sa partenaire ne pouvait aller sans une petite pique sur sa capacité à l’entretenir, elle.
C’est là tout le paradoxe. Si de plus en plus d’hommes se disent attirés par des femmes ambitieuses et indépendantes, ils sont encore nombreux à vouloir garder une longueur d’avance. Par peur de ne plus « faire rêver » s’ils ne peuvent pas assurer le train de vie du couple. Ou de perdre leur « unité de valeur » dans une société qui classe les individus à l’aune de leurs revenus. Comme si leur identité de mâle alpha en dépendait. Un réflexe compréhensible au vu du formatage qui est le leur depuis des siècles, mais qu’il va bien falloir dépasser. Car c’est à ce prix que l’égalité salariale deviendra enfin une réalité.
Cela passe par une remise en question profonde de ce que signifie « être un homme ». Un homme qui ne serait plus défini par sa capacité à ramener l’argent du foyer, mais par ses qualités humaines. Un homme qui serait fier que sa compagne gagne plus que lui, car ce serait la preuve de l’égalité enfin atteinte. Un homme qui pourrait s’épanouir dans un rôle de père au foyer sans craindre pour sa virilité. Bref, un homme nouveau, libéré des carcans dans lesquels l’enferme le patriarcat. C’est tout le mal qu’on lui souhaite. Et à nous aussi !